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L’invité du déjeuner dominical
Ce n’est pas la vésicule biliaire de Monsieur R qui fera perdre l’appétit de nos familles réunies traditionnellement le dimanche autour d’un déjeuner unanime. L’hôtesse de maison a mis tout son tempérament dans la préparation du poulet basquais servi avec une ratatouille pleine de saveur. Le vin rouge débouché par le mari avec dextérité. Les grands-mères picorent dans leur assiette en se rappelant les années d’autrefois quand c’était-elles qui donnaient le tempo. Les petits-enfants ont déjà quitté la table et barbotent dans le jardin ensoleillé. C’est le moment de la salade vinaigrée dans l’excès et bientôt du fromage à foison.
Quand soudain, le gendre qui commence à s’ennuyer s’adresse à son beau père :

« Alors, beau-papa, vous allez voter Oui ou Non pour l’Europe ? »

C’est exactement le type de question qu’il ne faut pas poser à un homme dans la force de l’âge quand il en est à choisir entre le Pont l’Evêque fermier et le camembert industriel. Tout d’un coup, il est extirpé de son monde idéal pour faire face à la réalité draconienne du franc-parler. Tout le monde a pointé son regard en sa direction. Même le vieux chien pataud qui traîne sa patte dans un panier sous la télé.

Il faut vite se décider sinon on va le prendre pour un lâche qui ne s’intéresse plus qu’aux mottes de terre de son jardin.

« Je vais voter Non ! Je ne veux pas de cette Europe-là ! D’ailleurs ils m’emmerdent avec leur Constitution, ces hommes politiques carriéristes ! »

Il vient de lâcher le morceau sans compromis. C’est certainement l’excès sur le Bordeaux qui délie sa langue plus vite que sa raison. Il craint la riposte du gendre qui a fait plus d’études que lui !

« Mais pourquoi beau-papa ? Vous qui passez six mois par an à l’étranger, vous êtes contre l’Europe ? Les commissaires européens ne vont pas bouffer votre retraite dorée ! »

Ca y’est la guerre est déclarée alors que le dessert est encore loin. La maman appelle les enfants pour les mettre à l’abri. Les grand-mère n’ont finissent plus de saucer leur assiette. L’hôtesse de maison est repartie vers sa cuisine.

« Je l’ai mérité ma retraite ! J’ai bossé toute ma vie pour cela ! Je ne me suis pas fait entretenu par mes parents jusqu’à vingt-cinq ans ! Et puis, l’Europe, qu’est-ce que c’est ? C’est plus aucune frontière et encore plus de libéralisme ! Alors qu’on est en pleine guerre économique, les vingt-cinq ne projettent même pas d’harmonie fiscale et sociale. C’est une Commission non élue démocratiquement qui va décider sans contre-pouvoir ce qui est bon pour nous. Même si je n’ai pas lu le texte de la Constitution, je sais que ne sont pas évoqués les dangers qui nous menacent ! »

Le gendre est stupéfait par l’argumentation simple et claire de son interlocuteur. C’est à son tour de riposter. Sa réponse pourrait influencer le vote des grands-mères.

« Si l’Europe est aujourd’hui trop libérale, c’est parce qu’il n’y a justement pas de Consitution. Il ne faut pas prendre l’Europe pour ce qu’elle n’est pas. C’est d’abord un confédération d’états-nations avec un conseil des ministres. Cela n’existe nulle part ailleurs dans le monde. Le Parlement va être renforcé avec la Constitution. Et les commissaires sont des hommes politiques influents dans leur pays. Et puis rien n’est figé dans le marbre. Des améliorations, notamment dans le social, peuvent être proposées avec le temps. Voter Non, cela serait provoquer une crise dont on ne mesure pas les conséquences. Cela serait dramatique pour l’avenir de mes enfants ! »

L’hôtesse de maison surgit avec un imposant clafouti qu’elle dépose au centre de la table. Les enfants se mettent à faire de grands bons en réclamant immédiatement le droit de goûter à l’œuvre gastronomique. Beau papa se léche les babines. Il se rappele désormais pourquoi il a épousé sa femme il y a bientôt quarante ans.

Les grands-mères se regardent car elles ne savent toujours pas comment voter dans quelques semaines.

Ecrit par Raskolnikov, le Mardi 10 Mai 2005, 15:31 dans la rubrique "Vagabondages".