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A cet ami qui reprend son envol
En ce jour de la saint Sylvestre où nous basculons dans une nouvelle année, j’ai une pensée pour cet ami qui décolle aujourd'hui pour une nouvelle direction. Il a décidé de quitter la France, celle du couple Chirac et des syndicats corporatistes, pour aller conquérir un nouveau monde, ou une nouvelle vie. Dans le royaume de Siam. Il paraît que les femmes y sont les plus grandes amantes du monde. Elle daigne bien vous trouver beau, surtout si votre allure est occidentale et que quelques billets sortent de vos poches. Elles se donnent totalement au touriste de passage pour une nuit confortable dans un hôtel avec douche individuelle. Même si l’éjaculation est précoce.
Attention, les vraies filles du pays, celles qui vivent encore chez leurs parents, ne confient pas comme cela leur virginité au premier occidental venu.

Mais ce n’est pas pour cela qu’il vient de faire ses bagages. On n’abandonne pas tout pour de vagues satisfactions sexuelles. Il se fera bien faire quelques séances de body massage de temps en temps. Histoire de profiter des coutumes locales. Il part à la recherche du bonheur! Car, à quarante ans, il ne l’a pas encore trouvé.



Quelques années en arrière, il tenta la première fois sa chance aux Etats-Unis. Il s’est installé à Seattle avec son accent français, et un gros appétit de l’American Life. Il est devenu chauffeur de taxi, bilingue d'occasion, s’est marié, a divorcé, pour finalement revenir à la case départ avec un goût d'inachevé.

Il a acheté un appartement, a trouvé rapidement du boulot, a séduit quelques femmes sur internet, mais n’est pas tombé amoureux. Il s'est rapidement lassé de cette vie en stationnement où il faut compter les jours jusqu'à une hypothétique retraite.

C’est à ce moment-là que je l’ai rencontré. Je me souviens très bien de notre rencontre. Je devais le remplacer temporairement au sein d’une grande banque dont les nombreuses tours dominent la Défense. Je suis arrivé sur les talons dans ce bureau du vingt-troisième étage, réservé aux externes. Nous officions en tant que valets informatiques. C'est-à-dire qu’au premier coup de fil, il fallait partir à toute vitesse en direction du bureau en alarme, pour réaliser une intervention éclaire. Cela pouvait être le tri de la messagerie du DRH comptant et recomptant ses stocks option, au rebranchement de l’imprimante de la secrétaire stressée qui veut tout jeter par la fenêtre. Quelque soit la tâche réclamée, nous devions garder le sourire bien en évidence entre les oreilles.

Si par malheur, nous croisions la Kapo de service sans la saluer dans les larges couloirs des nombreux étages, notre tête était déposée sur le billot sans aucun tribunal. En un coup de fil, nous redescendions au RDC avec l’obligation de remettre notre badge aux vigiles, en baissant la tête.
C’est ce qui nous arriva très rapidement. Nous n'avions pas vraiment eu le temps de sympathiser. Une grande perche ambitieuse nous devança en enclenchant le processus de notre éjection. Nous fûmes envoyés au purgatoire dans l'open space de notre SSII. C'est vraiment-là que notre amitié démarra.

Nous nous retrouvâmes quelques semaines plus tard à Tours, dans une de ses missions ingrates qui vous font regretter d’avoir rater l’école. Méphisto m’avait envoyé en renfort d'une équipe dépassée par la configuration architecturale des lieux. Un immeuble à l'ancienne, en plein centre ville, avec de nombreux petits escaliers étroits, et tout un tas d’utilisateurs à dénicher dans les recoins. Il n'était pas vraiment un acharné du tréteau. Plutôt une espèce de Pierrot lunaire qui s’ennuie dans ce monde à la rentabilité immédiate. Parfois, il disparaissait de la chaîne de travail, et je devais me débrouiller sans ses conseils avisés. Il allait mirer quelques belles demoiselles de la Touraine avec l'espoir d'en retenir l'attention d'une seule.

Le soir, au pied de notre chambre d'hôtel, nous nous retrouvions pour partager notre dîner, et même boire une bière tardivement dans un pub à la mode. C'est le meilleur endroit pour converser, faire connaissance, se libérer des carcans du quotidien. J’ai tout de suite remarqué que c’était un électron libre, un homme en quête de sens, cultivé et ne demandant qu’à être heureux.

Le monde du travail n’étant plus un lieu de villégiature, il finit par se moquer de la routine salariale. Il fit en sorte de «manquer de respect» à Méphisto en refusant systématiquement chacune des missions que la bougresse lui proposait. Elle lui concocta sans remords un motif de licenciement.

Le voilà, à nouveau nu, hors du monde du travail. C’est le moment de s’enfuir, à nouveau. Il faut retenter une aventure. Il doit bien exister quelque part sur cette terre un monde où on peut vivre tranquillement.

Il va devenir prof d’anglais à Bangkok. Son intégration dans la société thaïe n’est pas gagnée d’avance, mais sa motivation reste intacte. Il sait désormais qu’il ne veut plus cette vie imbécile dans laquelle le salarié est un rouage sur l’échelle de l’enrichissement du plus petit nombre.

Les difficultés qui l'attendent sont énormes. Tout ne sera pas rose comme les décriptions des guides touristiques. Il va connaître la solitude, le découragement, l'ennui. Mais avec l'impression de vivre hors des sentiers battus, une nouvelle existence avec des désirs plein la tête.

Bon envol Eloi.
Ecrit par Raskolnikov, le Samedi 31 Décembre 2005, 11:42 dans la rubrique "Personnel".